L’auteur

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Entretien avec Georges de Cagliari, article ADRET

 

Que peut le théâtre?

Adret : Votre pièce a été montée en Avignon, par Sara Veyron, en 2004. Qu’est-ce qui vous avait conduit à écrire une pièce sur le changement climatique, à une époque où on n’en parlait pas encore beaucoup ?

Lorsque  j’ai  entrepris  d’écrire Fin de Terre, je ne pensais pas à la détérioration climatique. J’ai commencé par imaginer un huis clos, un lieu informel, une presqu’île, ou une île, en train de s’effriter. Et puis, dès que je me suis mis au travail, l’idée de la détérioration climatique m’est venue, comme une évidence.

Je crois, tout simplement, qu’un artiste ne vit pas hors du monde. J’étais vraisemblablement imprégné par ce problème qui me préoccupe comme il devrait préoccuper n’importe quel citoyen du monde. Je n’avais aucune compétence particulière pour traiter le sujet. Je me suis laissé aller à mon intuition, à mon envie de développer une histoire, et lorsque j’ai eu fini, je me suis dit : « Tu as dû décrire des dégâts climatiques et des réactions politiques tellement exagérés, qu’il serait sage que tu t’adresses maintenant à des spécialistes. »  Avec Sara, nous avons alors contacté Jean-Pierre Céron, directeur de recherche à la météorologie nationale, et Edouard Bard, professeur au Collège de France, chaire de climatologie. Et tous les deux, à quelques mots près,  m’ont dit la même chose : « Votre pièce est bien en dessous de ce qui risque de se passer si on ne fait rien. »  Une fois la pièce écrite, et ce contact pris, j’ai réalisé, en tant que citoyen si je puis dire, que le travail que font les scientifiques auprès du grand public, véritable information en profondeur, est indispensable mais absolument pas suffisant. Pour donner envie d’agir la connaissance ne suffit pas. Il faut de l’émotion. Cette pièce que j’avais voulue dénonciatrice est devenue militante par surcroît.

Lisant l’affiche de votre pièce, je m’étais dit : « Tiens, voilà des gens concernés par le changement climatique qui ont écrit une pièce. »  Mais en réalité cela ne s’est pas passé comme ça.

Non, ça ne peut pas marcher comme ça. Et heureusement. La création vous porte au-delà de ce que vous aviez eu l’idée d’exprimer au départ.

La  pièce montre aussi comment une dictature s’installe. Comment, autrement dit, il n’y a pas que le climat qui risque de se dérégler.

Ça, excusez-moi, c’est une simple question de logique. Les gens qui, aujourd’hui, pensent que le problème de la détérioration climatique est un  problème météorologique naturel, basta, font preuve d’une étroitesse d’esprit et, j’oserai le dire, d’un manque d’intelligence navrants, parce qu’il n’est que d’analyser le monde dans lequel nous sommes, et il n’est que d’analyser les forces qui régissent ce monde, pour comprendre que plus le contexte économique, donc social, sera fragile, plus les gens qui seront au pouvoir, tant sur le plan économique que politique, auront tendance à utiliser la force pour maintenir le monde tel qu’il leur convient.
Un chercheur, un spécialiste, peut dire : « Attention, si on ne fait rien, dans 30 ans il y aura 3 degrés de plus sur la planète.» Ça crée une espèce d’inquiétude, mais pour les gens ça n’évoque rien. 3 degrés de plus, bon, qu’à cela ne tienne. En revanche, si vous leur dites : « La détérioration sera telle que l’agriculture sera menacée, que socialement tout sera ravagé et que vous irez vers un régime fascisant, car si les gens au pouvoir ont eu le cynisme de laisser la Terre se détruire jusque là, pourquoi voulez-vous qu’ils n’aient pas le cynisme d’avoir recours au fascisme pour se maintenir ?  … »  Ce sont les artistes qui peuvent parler au public de ce danger-là. Les chercheurs ne peuvent pas.
Les scientifiques sont évidemment conscients des implications du réchauffement, mais ils ont du mal à en parler : le rapport du GIEC annonce une augmentation du niveau de la mer de tant de centimètres par an, il ne la traduit pas en  millions de morts. Alors que, très probablement,  ils en ont parlé entre eux. Je ne peux pas croire que pendant toute une semaine ils n’aient parlé que de la hausse de la température et du niveau de la mer.
Et puis il y a  la formulation. Un scientifique se doit de rester scientifique. Il va dire : « J’émets l’hypothèse que, dans ce contexte-là, il se passera telle chose, avec telle probabilité.» Même si celle-ci est de 96%, il va dire : « avec une probabilité de … » Alors que l’artiste, lui, va imaginer la conséquence de l’éventualité prédite par le chercheur. On passe du raisonnement à l’émotion : « Que  deviendrons-nous ?  Que  deviendront  nos enfants ?  Que deviendront nos petitsenfants ? Quel monde allons-nous leur laisser ? »
Dans la pièce, la souffrance de la Terre est personnifiée par Annia : le drame, l’agression, les violences dont Annia est l’objet évoquent  l’agression et les violences subies par la planète. Le parallèle va plus loin : Annia n’exprime aucune haine, mais simplement une immense souffrance, qui lui fait dire : « Je ne pourrai jamais pardonner ». La Terre,  elle non plus,  ne pourra jamais pardonner. Elle gardera pendant très longtemps des traces de ce que nous lui faisons subir. Mais il y aura encore place sur la Terre pour les êtres humains, comme l’amour est encore possible pour Annia.

Vous dites que ce sont les artistes qui peuvent convaincre, et conduire à l’action. D’un autre côté ce sont les scientifiques que l’on écoute. Ce sont eux qui ont sonné l’alarme.

Oui, les scientifiques, on les écoute. L’artiste n’a pas la crédibilité. La connaissance du problème est du ressort des scientifiques. Mais celui qui va attraper les gens aux tripes, et les amener à se dire : « Il faut faire quelque chose », c’est l’artiste. Il n’explique pas la détérioration climatique, il montre les conséquences à venir : monde ravagé, perte de la liberté, du respect de la vie, de la dignité. Les gens sortent de la pièce bouleversés. Certains pleurent. Ce qui n’est en général pas le cas au sortir d’une conférence scientifique  où un chercheur  explique que la température de la planète va augmenter de trois degrés.

Un de vos personnages assis à une table lit 1984, le roman d’Orwell. Pourquoi cette  référence ?

Replaçons-nous dans le contexte. Lorsque Orwell écrit  1984,  il pense à ce qui vient de se passer, à ce qui se passe autour de lui : fascisme,  totalitarisme. Sans du tout me comparer, cette imprégnation est exactement celle que je ressens aujourd’hui par rapport à la détérioration climatique. On est imprégné par le monde dans lequel on vit. Et au bout d’un moment, ça sort.

Sauf qu’on n’y est pas, dans le désastre climatique, alors qu’Orwell, lui, avait vécu la période du fascisme, de la guerre, et qu’on était – en 1948 –  en pleine guerre froide.

On n’y est pas, je vous l’accorde, mais il y a une  autre différence  plus fondamentale encore : un dictateur est au pouvoir pendant un certain temps, et puis un beau jour  il n’y est plus. Et les choses changent alors très vite. Dans le cas de la Terre, même si on arrête nos sottises, le mal continuera encore pendant plusieurs siècles. Donc les dimensions du désastre ne sont pas les mêmes. Ici, dans le cas de la détérioration du climat, on n’est pas à l’échelle d’une vie humaine, on est bien au-delà. Je ne suis pas chercheur, mais il me semble que si la société ne fait rien, si elle laisse la détérioration aller à son terme, il faudra plus de mille ans pour rétablir la balance. Je ne vois pas comment ça pourrait se faire autrement.
Vous me dites que pour votre livre vous avez interviewé des politiques et des scientifiques. N’avez-vous pas pensé à interviewer des décideurs économiques ? Ce sont eux, d’après moi, qui détiennent la clé. Les vraies résistances, c’est là que vous allez les rencontrer.  Je pense que ça serait intéressant que vous interrogiez des grands décideurs. Pas le petit industriel du coin, vraiment des gros. Ceux qui contribuent fortement à cette pollution. Il y en a, quand même. Les pétroliers, les industriels de la chimie, le patron d’EDF. Je ne sais pas s’ils accepteraient de vous recevoir, et de vous parler.

C’est une bonne idée, mais je me demande si vous ne simplifiez pas un peu. C’’est plus compliqué. Il n’y a pas que les méchants patrons, il y a l’opinion, il y a les politiques.

On est bien d’accord, toutes ces choses s’interpénètrent, influent les unes sur les autres. Mais si, sur votre site, vous voulez privilégier la prise de conscience, il faut aussi, à mon avis, que vous montriez les résistances, et il me semble qu’on ne peut pas faire abstraction du monde économique qui pèse très lourd, dans cette histoire. Un des dangers qui nous guettent c’est qu’en arrière-fond, pour des motifs d’intérêt, les industries ne fassent pas les investissements qui seraient nécessaires, que les pouvoirs publics ne  fassent pas le travail indispensable dans le domaine de la recherche, et que, pour se déculpabiliser et pour impliquer le public en le culpabilisant un peu et en lui donnant l’impression qu’on fait quelque chose, on lui dise : « Triez vos déchets, consommez moins d’électricité, roulez moins en voiture, etc. » Toutes ces choses ont effectivement une certaine incidence, mais sont aussi des alibis pour ne rien faire, alors que le vrai problème est politique et économique. Le jour où un pouvoir politique décidera qu’il y a trop de camions et qu’il faut favoriser  le ferroviaire, ou la navigation fluviale, là ce sera une décision qui aura une incidence. On vit dans un monde où ce qui pèse réellement, c’est la puissance économique et militaire, et tant que cette puissance-là … Sauf si, évidemment, l’opinion publique exerce une pression.

L’opinion semble aujourd’hui prête au changement. Quant à la sphère économique, qui est en effet très importante, je ne suis pas aussi sûr que vous qu’elle ne pourrait pas suivre elle aussi. C’est une question de reconversion, qui pourrait être rentable.

L’obstacle à la reconversion, c’est que les  grosses entreprises, pétrolières ou autres, vous parleront de retour sur investissement. Nous ne sommes pas dans les années 50, où on aurait pu prendre conscience du problème et se dire : « Il y aura retour sur investissement plus tard, dans 10 ans, dans 15 ans, en attendant, on va essayer de reconvertir lentement. » Si vous dites ça aujourd’hui, c’est quand même le désastre assuré. Il y a une terrible accélération. Pour la première fois, nous sommes dans l’urgence. Mais l’espèce humaine est-elle nécessaire ? La planète peut se passer de nous.

Votre pièce décrit comment on peut aussi en arriver à perdre son humanité.

Il suffit de trois fois rien !

Et un homme sans humanité, ça n’est plus intéressant.

Ça n’est plus intéressant, ça n’est plus rien. C’est un animal. J’ai le plus grand respect pour les animaux, mais les animaux sont confrontés aux  nécessités de la survie : vie en meute, ou vie solitaire. Si vous réduisez l’homme à cela, il devient un fauve. Et nous les premiers : vous, moi, tous autant que nous sommes. Non seulement le danger est là, mais surtout on n’a plus le temps. Nous avons eu l’occasion, Sara et moi, de discuter avec Yves Paccalet (auteur de  L’humanité disparaîtra, bon débarras !  et de  Sortie de secours) , qui dit : « Il ne faut pas se voiler la face, l’humanité est en train de se suicider. Nous sommes une espèce en voie de disparition. »

Pendant que nous travaillions à ce livre sur le changement climatique, l’idée de la fin possible de l’espèce humaine était présente, mais la plupart du temps de manière abstraite, comme tenue à distance. On le sait mais on n’y croit pas. Sauf en de rares moments où brusquement, on ressent, non seulement dans son cerveau mais dans son corps , la peur de ce qui peut arriver.

Nous manquons d’imagination pour imaginer l’impossible, c’est-à-dire notre propre destruction. C’est au-delà de l’imaginable.

N’est-ce  pas une des raisons  de notre inertie, de notre résistance à regarder les choses en face ? C’est littéralement inimaginable, et devant quelque chose d’inimaginable, on recule, on détourne le regard, on pense à autre chose.

Ou bien, au contraire, on a la réaction inverse. Certains, quand ils sortent de Fin de Terre ont une sorte de réflexe de survie : ils réalisent qu’effectivement on est en train de mettre en danger l’espèce entière, et, du coup, par réaction, l’instinct de survie de l’espèce se réveille : « Mais nom d’un chien, c’est ça qu’on est en train de préparer pour demain ! On n’en veut pas, de ce mondelà ! » En cela, l’artiste aura pu être utile.